Nouvelle écrite par Colette Fillgraff, 2017
L’enveloppe
Luc marchait d’un pas rapide. La journée, au travail, avait été éprouvante. Il aurait besoin d’une bonne nuit pour récupérer. En attendant, il devait rejoindre la station de métro la plus proche. A cette heure, il y avait foule. Il la fendit et se retrouva dans une rame, coincé au milieu d’un groupe de chinois… bruyants. Arrivé à bon port, il se fraya un passage pour descendre sur le quai et regagner la surface. Elle était là ! : « … assise sur le banc, octogénaire, robe noire, chapeau de paille, parapluie noir ». Luc s’assit à côté du sac. Pas un mot. Déjà, elle s’éloignait.
Luc était enfin en possession de l’enveloppe grise.
L’appartement était à deux pas: d’abord, à la cuisine, se restaurer…, puis au salon, un verre de whisky… La lettre ouverte laissa s’échapper une photo: un homme, la quarantaine, dans un paysage de vieilles pierres. Au dos de la photo : « Été 1998 - Bayon, temple aux visages - Robert ». Un billet d’avion, au nom de Luc, y était joint, avec un post-it : « A mon cher fils ».
Un léger frisson traversa Luc qui prit une profonde respiration… Robert, ce père inconnu, qui lui proposait de le rejoindre !?
Les pensées se bousculaient dans sa tête : « Ai-je envie de rencontrer cet homme? … parti pour l’Asie, sans même me connaître !?... Puis-je m’absenter de mon travail?... Et là-bas, pourquoi?... ». Une douche fut la bienvenue pour remettre de l’ordre dans les idées : les prochains congés lui permettaient d’élaborer un plan : d’abord, contacter sa mère, puis, éventuellement, découvrir l’identité de la messagère (la vieille dame au chapeau de paille). Après, on verrait…
La surprise d’Emma, sa mère, fut à la mesure des révélations de Luc : « Nous étions amis quand Robert a postulé, pour une mission d’archéologie en Asie. Il s’y est installé. Et puis, … plus de nouvelles !... J’ai rencontré, par hasard, (tu avais deux ans), ta grand-mère paternelle qui n’était pas au courant de ton existence ».
La rencontre de Luc avec celle-ci confirma le rôle qu’elle avait voulu jouer :
Robert souhaitait rencontrer son fils, « Il n’est jamais trop tard pour réparer des erreurs de jeunesse ! », avait-elle ajouté.
- « Et la dame à l’enveloppe ? »
- « Une vieille amie qui m’a servie d’intermédiaire, pour que tu puisses prendre ta décision en toute liberté. »
Et c’est ainsi qu’un beau matin, Luc se retrouva dans le vol Paris-Bangkok (arrêt en Thaïlande, histoire de se poser, reprendre son souffle, du recul…) puis cap sur le Cambodge. Aéroport d’Angkor… une pancarte « Robert-Luc » tenue à bout de bras par une jeune fille :
« Lena, je suis la fille de Robert ». … Robert, un homme affaibli, alité ; un père à l’écoute… besoin de parler, besoin d’expliquer, besoin de partager.
Le voyage retour parut moins long à Luc : Il avait souhaité faire découvrir son pays natal à Lena, sa demi-sœur.
Nouvelle écrite par Claude Fillgraff, 2017
Un aller-retour singulier
Il est des déplacements plus que singuliers lorsque, au siècle du TGV, les temps de parcours à effectuer en train se rapprochent plus de ceux de la diligence que de « ladite » Grande Vitesse.
Partons de Besançon et voyons ce que les horaires de la SNCF affichent lorsque l’on veut se rendre à Paris (Précisons : aller-retour).
En aller : Départ > Besançon 8h30 et arrivée à Paris vers 10h30
En retour : Départ > Paris 20h15 et arrivée à Besançon vers 22h15
Nous pouvons afficher une satisfaction évidente, avec un brin de fierté, pour les exploits français dans le domaine de la performance ferroviaire, lorsque le train arrive à Paris, le matin au bout d’à peine 2 heures… « Adieux veaux, vaches, couvées », nous filons sur la nouvelle ligne à grande vitesse, sans pouvoir apprécier réellement nos belles campagnes, toutes resplendissantes du printemps naissant… Mais quelle importance… ! Nous sommes frissonnants et fiers devant cette vitesse enivrante qui nous fait grâce des belles étendues de champs de blé.
Le décor change, lorsque le soir, nous voulons reprendre le même train, mais en sens inverse. Déjà, ces braves cheminots nous font bien faire plus de 500m sur les quais de la gare de Lyon pour atteindre, enfin, notre wagon ! Nous l’avons bien compris, il faut faire payer ces privilégiés qui s’autorisent à voyager en 1ère.
Nous arpentons, joyeusement, le long et interminable quai et, tout en bout, nous pouvons accéder à nos places.
Installés confortablement et entourés de passagers anonymes, nous attendons le départ, top 20h15, munis, bien sûr, de lectures au programme du Salon Littéraire de Colmar.
Un quart d’heure après l’heure prévue du départ… Rien ne se passe. Nous laissons cependant et encore filer la demi-heure, pour qu’enfin, une voix très ferme, nous annonce que nous sommes à l’arrêt (ce que nous n’avions forcément pas constaté !!!) et que le train ne pouvait plus emprunter la ligne « high-tech » car une caténaire s’était rompue, chaleur oblige. Le train devait donc être redirigé sur une ligne classique, histoire de renouer avec ces chères villes de Melun, Laroche-Migennes (la connaissez-vous ?), Tonnerre, etc, abandonnées par le TGV depuis longtemps.
Le départ est enfin lancé et nous re-repartons, à petite vitesse, mais rassurés par une « hôtesse de train aussi appelée contrôleuse » à nos petits soins… il faut le dire.
Au bout d’une demi-heure de marche (contents cependant de nous rapprocher de notre but : Besançon), arrêt, en pleine campagne. ... Nous attendons sagement que le personnel nous donne des explications… En vain et c’est au bout de trois quarts d’heure d’attente, qu’enfin, la même voix féminine, mais ferme, nous annonce que la ligne est encombrée par des personnes qui marchaient sur la voie (???) et que nous devions attendre l’intervention des forces de l’ordre pour la dégager. Bref, l’attente a été longue.
Nous avions déjà plus de deux heures et demie de retard sur l’horaire normal lorsque, au lancement du train, on nous précise que le terminus du train sera Dijon et ne desservira donc plus Besançon et Mulhouse. Soulagement cependant, car les voyageurs à destination de Besançon/Mulhouse étaient gratifiés d’une correspondance en autocar. La SNCF prenait en charge les autres voyageurs qui avaient prévu de transiter par Dijon, direction Châlons-sur-Saône.
Des taxis les attendaient à la gare… les veinards !
Un quart d’heure avant d’arriver en gare de Dijon, la même voix « off » du train éveille notre attention et nous indique que, compte-tenu de l’arrivée tardive du train (il est 1h du matin), les autocars étaient supprimés et que la SNCF se chargeait de nous héberger dans un hôtel pour la nuit.
Un bus nous attendait devant la gare pour conduire tout ce petit monde à destination.
Petites interpellations et élévations de voix vis-à-vis d’une responsable de la gare d’accueil, vite maîtrisées grâce à son « savoir-faire » et … à la distribution de coffrets « dits de secours » de la SNCF, sur les quais.
L’horaire avance mais nous arrivons cependant, soulagés, à l’hôtel (NOVOTEL. Le prix moyen affiché pour la nuit est de 140 €), à la périphérie où le réceptionniste nous distribue les clés des nombreuses chambres vides, en cette saison. La soirée aurait ainsi dû se terminer mais c’était sans compter les petits rebondissements de dernières minutes, certains voyageurs s’étant retrouvés, nez à nez, devant d’autres occupants, dans les chambres déjà attribuées.
Rires et commentaires à l’accueil pour les veinards potentiels célibataires…et j’en passe.
Nuit sans gros problèmes sauf que certains d’entre nous ont été réveillés, au milieu de la nuit, par les « chants » de clients éméchés qui rentraient de la fête de la musique à Dijon.
Nous avons, le lendemain matin, été invités, en sus de l’hébergement, à prendre un petit déjeuner copieux.
Fidèle au RDV, le car est revenu nous chercher pour nous reconduire à la gare où nous avons pu, enfin, reprendre, dans les temps, notre parcours final. Il va sans dire que la SNCF nous a même remboursé une grande partie du prix du trajet.
Morale de l’histoire : « Prenez le train … LE BON … celui qui accumule le plus de retards importants et vivez aux frais de la princesse en cultivant des relations d’amitié avec vos voisins de circonstance ».
Nouvelle écrite par Colette Fillgraff, 2017
Un beau trio
Ce matin-là, nous étions trois à passer le portail de la Caserne des pompiers.
Nous et notre fils X… avions décidé de suivre une petite formation de Secourisme qui nous paraissait évidemment indispensable ; même si nous avions encore quelques anciens rudiments, nous ressentions la nécessité d’une sérieuse remise à niveau.
Accueil chaleureux, bonne ambiance au sein du groupe. Sourires aux lèvres, toutes ouïes, plantés sur nos deux jambes (il faut préciser que X… était avantagé car il en avait… quatre : il s’aidait de deux béquilles, à la suite d’un banal accident de VTT), nous étions ainsi dans de bonnes dispositions pour recevoir les ordres de l’instructeur.
Moi, j’avais la tâche de dégager un (faux) blessé, allongé par terre sur le dos, par suite d’une fuite de gaz à l’intérieur de son appartement. Les fenêtres ayant été consciencieusement ouvertes, je devais donc déplacer le malheureux pour le sortir par… la porte. Il était lourd, pesant à souhait et j’eus beau mettre toutes mes forces à le soulever, jamais je ne parvins à « le sauver ».
Quant à mon cher mari qui était supposé accidenté au cours d’un carambolage sur la route et qu’il fallait désincarcérer, il joua tellement bien le rôle de son personnage, qu’il ne put être sorti de la voiture qu’au prix d’efforts surhumains.
Et, c’est ainsi que ce soir-là, on vit sortir d’une Caserne de pompiers, où avait lieu un cours de Secourisme, trois éclopés : un homme boitant d’une jambe ensanglantée, une femme qui ne faisait plus son âge, pliée en deux par un lumbago, suivis d’un jeune homme toujours sur ses béquilles, mais lui aussi plié en deux (de rire !).
Ceux-là-même qui auraient pu faire d’excellentes victimes pour une excellente formation.
Nouvelle écrite par Colette Fillgraff, 2017
Une histoire de taxi
Je me raconte…
Imaginez : « Jeune femme, la vingtaine, enseignante itinérante le week-end, entre une grande ville de Franche-Comté et une petite du Jura. Déplacements par le train… ». Pour tout dire, entre Besançon et Poligny. Gare éloignée de cette dernière localité. J’avais donc l’habitude d’emprunter un taxi.
Ce soir-là, la voiture attendait sur le parking de la gare, à son emplacement habituel. Je me précipitai sur la porte-arrière, déposai mes bagages sur le siège, m’installai à côté et, rapidement (pour ne pas prolonger son attente), j’indiquai au chauffeur : « Poligny, Rue Principale, N°... ».
Au volant, un homme d’âge respectable. A ses côtés, le passager, jeune garçon d’une quinzaine d’années. Docile, le conducteur obtempéra. La voiture s’ébranla et une conversation anodine s’établit entre les deux personnages. Au fil du trajet, perdue dans mes pensées (sans doute, la préparation des cours du lendemain), une idée farfelue me traversa l’esprit et me laissa perplexe : « ... et si ce chauffeur n’était pas celui d’un taxi ? ... si simplement, il était venu attendre son fils à la gare ? ... ».
... L’idée se révéla être une certitude.
En ce début d’année scolaire, ma réputation était faite. La Rumeur dut courir par les rues de Poligny, comme une traînée de poudre !
Comment fut interprété ce qui n’était que vitesse et précipitation ? ... : « Pensez donc, cette jeune prof de lycée ... monter dans la voiture d’un inconnu ! ... bizarre ! ... étourdie ? ... Que dis-je ? ... effrontée !, gonflée !!, culottée !!! ... Ah ! Ces jeunes de la ville !, pas gênés ! ... La politesse, ma pauv’ dame, ça se perd. De not’ temps ! ... »
Non ! C’eût été sans compter sur la compréhension et l’indulgence du chauffeur, sûrement brave père de famille. Au moins, j’ose l’espérer.
La Rumeur, s’il en eût, ne m’égratigna point, et passa son chemin.
Mais, depuis, ... je prends mon temps !
Nouvelle écrite par Victorine Valentin, 2017
ALI
J’ai soif et pourtant j’ai froid. J’ai tellement froid… J’entends des gens qui parlent mais je ne les vois pas. Je sens mes paupières lourdes de sable.
Je me suis lavé au sable hier, ou était-ce avant ? Quand était-ce ? Est-ce que je me suis mal lavé? Allah m’a-t-il puni? Papa m’avait dit que je pouvais faire mes ablutions - c’est comme ça qu’il dit avant la prière - et que, pour une fois, je devais les faire avec du sable parce qu’on n’avait pas d’eau. Enfin, on avait un tout petit peu d’eau et il fallait qu’on la garde et qu’Allah comprenait.
Il faisait nuit derrière la dune où nous attendions. On était arrivés l’après-midi après une nouvelle journée de marche. Combien de jours en tout ? Je n’ai plus compté mais ce jour-là, il y avait des gardes sur le chemin. « On n’a rien fait de mal » a dit papa, « mais ces gens-là ne nous laisseront pas passer ». Il a donc fallu qu’on fasse un détour « parce qu’il faut absolument arriver ce soir » a dit papa.
On est arrivés et on s’est reposés un peu. On a mangé le dernier morceau du pain aux herbes que maman nous avait préparé pour le voyage. On a bu un petit peu d’eau. « Il faut encore l’économiser » dit papa « mais bientôt, on n’aura qu’à tourner les robinets et on pourra même se baigner dedans ! »
Papa a dit qu’on allait prendre la mer et que c’était dangereux et que pour ça, il fallait se purifier même si on n’avait pas le temps de faire la prière. On s’est donc purifiés avec du sable. Nous avions tellement marché, j’étais si fatigué que moi, j’ai seulement pensé qu’on allait enfin s’asseoir. Dans un bateau, mais s’asseoir.
En sortant de derrière la dune, j’ai eu peur parce qu’autour de moi il y avait plein de gens que je ne connaissais pas. Papa m’a dit : « ne crains rien », mais j’ai vu des larmes dans ses yeux. Papa n’a peur de rien, alors pourquoi pleure-t-il ? C’est parce que maman et mes petites sœurs ne sont pas venues nous dire au revoir ? C’est vrai qu’on a beaucoup marché, depuis plusieurs jours. Je sais qu’elles n’auraient pas pu, elles. Elles sont trop petites. Même moi, qui ai 7 ans et qui suis fort – c’est ce que me dit papa tout le temps – eh bien, papa a dû me porter parfois.
Pour ne pas voir les larmes de papa, j’ai regardé en arrière. J’ai vu les dunes derrière nous. Et puis j’ai regardé devant moi, et j’ai vu une immense étendue d’eau noire. Je n’avais jamais vu la mer mais je n’ai pas eu le temps de regarder. J’entendais des voix d’hommes qui criaient tout bas de nous presser. Je ne savais pas qu’on pouvait crier tout bas ! J’ai sauté dans la barque, accroché au bras de papa. Malgré la lune, l’eau si sombre, les visages obscurs autour de moi et les tremblements de la barque m’ont effrayé et alors, moi aussi j’ai pleuré. Oh pas longtemps. Il fallait se tenir car à chaque fois que quelqu’un montait dans le bateau, on avait l’impression qu’on allait tous se renverser. A chaque fois, je serrais très fort la main de papa. Puis on est enfin partis. J’ai regardé les dunes et mon pays disparaître.
Je n’avais pas de place pour mes jambes. Papa m’a pris tout contre lui. J’ai compté. Nous étions quarante-cinq ou cinquante personnes. J’arrivais plus à savoir, il faisait si noir ! En tout cas, on était trop nombreux pour pouvoir bouger. J’avais du mal à respirer. Le moteur du bateau nous faisait tousser. J’avais soif et il faisait froid. Mais tout doucement, je me suis endormi, enveloppé des bras de papa et bercé par sa prière :
« Mon Dieu, je mets nos vies entre tes mains. Je te confie nos vies et je te supplie que tu les juges dignes de continuer à te servir. J’ai foi en toi. Je sais que tu veilles sur mon petit Ali et moi. Nous avons quitté la terre où tu nous as fait naître pour aller en terre étrangère. Je t’en supplie, ne nous en veux pas. Nous serons tes fidèles où que tu nous mènes. Je sais que tu ne veux pas la souffrance des enfants innocents. Enlève-moi ce poids qui pèse si lourdement sur moi. J’ai laissé ma femme et mes princesses et je compte sur toi pour les protéger jusqu’à ce que je puisse les retrouver. Qu’une étincelle de ta charité éclaire les ténèbres, pour elles, pour Ali et pour moi. Qu’une année de paix commence lorsque nous serons arrivés à bon port. Que nous puissions apporter l’aide à notre famille restée là-bas et que ton amour nous réunisse bientôt. »
Je sais que je dors et pourtant je sens encore l’eau qui me lèche les pieds. Les cordes qui me lacèrent le poignet parce que papa m’a attaché à lui par un lien. Il ne veut pas que je puisse me perdre. Il prie mais il continue à avoir peur. A quoi sert la prière si elle n’apporte pas la paix?
J’entends toujours les gens mais je n’arrive pas à ouvrir mes paupières. Ils disent « coma ». Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Je n’ai jamais entendu la langue qu’ils parlent. On m’humecte les lèvres. Comme c’est bon ! Papa l’a fait aussi, je me souviens de tout. Il faisait attention à la gourde d’eau qui nous restait après notre longue marche. Il n’a rien bu lui-même, j’en suis sûr.
Je me suis réveillé lorsque j’ai entendu un choc, un froissement, une déchirure… je ne sais pas, mais un grand fracas. Et j’ai vu que nous étions tout contre la coque d’un énorme bateau et qu’on nous pressait de monter dedans. Il fallait passer de notre barque dans le grand bateau. Tout le monde se bousculait. La mer m’a semblé en colère. Il faisait toujours froid. Il faisait toujours noir. Des gens ont sauté. J’ai vu un homme passer un petit enfant à un autre homme sur le grand bateau. Puis il a sauté et je ne l’ai plus vu après. Je me suis senti soulevé. Papa m’a presque lancé dans les bras de quelqu’un. Je n’ai pas vu qui, parce que j’ai regardé mon père essayer de monter à bord. J’ai crié « papa » et je lui ai tendu la main. Je l’ai vu s’accrocher à une échelle mais d’autres gens ont voulu s’accrocher aussi. Ils se sont bousculés. Des gens sont tombés. Je n’ai plus vu mon père.
Où suis-je ? Je n’ai plus froid. J’entends toujours les voix. J’ai envie d’ouvrir les yeux mais les prières de mon père ne m’ont pas délivré du sable qui les colle encore. A quoi sert la prière si elle vous laisse aveugle ?
….
Deux semaines se sont écoulées depuis que je me suis réveillé de mon coma. On m’a expliqué. Lorsque notre barque s’est collée au gros bateau qui attendait pour nous aider, il y a eu une bousculade. On m’a dit que les gens méchants qui nous criaient après, c’est des passeurs. Ces passeurs ont donné des coups pour qu’on se dépêche, et la barque a chaviré.
Les marins qui voulaient nous aider n’ont pas pu tous nous faire monter à bord. Ils ont essayé de repêcher des gens tombés à l’eau. Ils ont retrouvé des corps sans vie dans notre bateau. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Lorsqu’elle en parle, Nawal a des larmes dans les yeux. Elle me dit que j’étais trempé, déshydraté, en hypothermie. Je sais que ça veut dire que j’étais malade. On m’a soigné et je vais bien à présent. Je suis en Italie. Mais je n’ai pas retrouvé papa.
Nawal m’a dit que je suis un « mineur non accompagné » et qu’on va s’occuper de moi. Nawal, parle le Libyen. Elle travaille pour une association « humanitaire ». Elle m’a dit le nom, je ne l’ai pas compris mais je lui ai demandé pourquoi on disait « une association humanitaire ». « Est-ce que tous les humains ne doivent pas être humanitaires ? » Elle m’a regardé drôlement mais n’a pas répondu.
Elle m’a encore expliqué qu’on ne peut pas me renvoyer chez moi. Je vais quitter l’hôpital. Je demande à Nawal si elle vient avec moi. Elle me dit non. Elle reste à l’hôpital car il y a encore beaucoup de gens, et même des enfants qui ont besoin d’elle. On va m’envoyer dans un centre de réfugiés. C’est un endroit où on s’occupera de moi et quelqu’un sera mon tuteur. C’est une personne qui remplacera mon père pour tout ce qu’un enfant ne peut pas faire tout seul, comme remplir des dossiers, faire des papiers... « Mais peut-être y retrouverai-je mon père ? » Lorsque je lui pose la question, Nawal répond « Inch Allah », mais elle ne me regarde pas dans les yeux.
En tout cas, j’apprendrai l’italien. Au moins pour commencer. Ensuite, il faudra voir. Peut-être que je serai envoyé en France, ou en Allemagne. J’aime bien cette idée. C’est des grands pays. En France je connais Mathieu Valbuena et Zinedine Zidane. En Allemagne, je sais qu’il y a Kevin Kurányi. En plus, Zizou il est un peu Algérien et Kuranyi il est pas tout à fait Allemand non plus. C’est donc des pays qui aiment les étrangers. J’y serai bien.
J’ai 7 ans. J’ai réfléchi. Papa m’a toujours dit que je dois être courageux et noble. C’est pour ça qu’il m’a appelé Ali. Je dois me débrouiller et grandir. J’apprendrai un métier et plus tard, je travaillerai et je ferai venir maman et Zohra, mon petit éclat, et Zehounia, la joyeuse. Et nous serons heureux. En France ou en Allemagne… Nous serons à nouveau réunis… Si Dieu le veut!
Nouvelle écrite par Elvira Fouchet, 2020
Enfants différents
Depuis la naissance d'Annette, ma femme a compris, grâce à un changement de regard des sage-femmes, que quelque chose ne pouvait pas aller avec l'enfant. Dès le début, elle a senti qu'il y aurait beaucoup de soucis pour nous.
Au début, le médecin n'avait évoqué que les malformations externes, sans rien dire du cerveau. Après les résultats de l'examen, il nous a cependant donné une évaluation qui était claire et nette, surtout en ce qui concerne le développement futur d'Annette.
Mon épouse a essuyé les larmes qui coulaient sur ses deux joues … Dans les documents, il était question de débiles profonds et d'idiots que ces enfants devaient être.
"Ah, que savez-vous tous ... de la vie et des enfants ... différents ?", se plaignait la jeune maman désespérée. On nous a fait une prise de sang.
Les jours suivants, j'ai eu une bonne impression de la petite. Et puis finalement, vers l'âge de huit à neuf mois, elle a montré de l'intérêt pour tout ce qui est coloré et vif. Normalement, elle aurait dû se hisser toute seule depuis longtemps ! ... Lorsqu'elle a pu se tenir debout sans aide extérieure, début août, la joie était grande.
D'autres membres de la famille ont fait preuve d'une relative compréhension, même si cela a finalement été changeant. Ils ont dit que nous devions trouver une solution qui nous permette d'obtenir une prise en charge et des soins optimaux pour l'enfant, mais aussi un développement favorable de tous les membres de la famille.
Gardant des distances, ma mère avait du mal à accepter qu'un de ses petits-enfants de six soit si différent. Elle repoussait l'enfant en pensant que cela ne pouvait tout simplement pas être si grave...
Au début, j'ai essayé de distraire mon épouse du travail de femme au foyer, mais j’ai vite remarqué qu'elle se détournait souvent des gens, déçue, et qu'elle venait me voir pour me rapporter les paroles qu'elle entendait tous les jours : "Elle est bête !" C'est le genre de choses que certaines personnes lui disaient directement en face !
Lorsqu'elle a bénéficié de l'aide et de la compréhension de personnes qui avaient de l'empathie pour elle, cela l'a redressée.
Globalement, les bonnes relations avec les autres se sont établies au fait que, lorsque nous avons emménagé à Bordeaux, nous avons dès le début présenté Annette à nos voisins.
Nous avons peu à peu fait l'expérience que la meilleure chose à faire était de réagir normalement et de l’éduquer Annette à l’indépendance. D'un autre côté, la garderie nous demandait à juste titre de ne pas interrompre le processus d'encouragement et de formation de nos enfants.
Étonnamment, notre fille Constance s'est montrée gentille avec sa petite sœur handicapée, dès le début, et a fait preuve de beaucoup de compréhension envers Annette. Lorsque chacune recevait une tablette de chocolat, elle lui en donnait encore la moitié de la sienne.
Les week-ends, Constance l'emmenait courir sur les collines près de chez nous. Les regards gênés des gens à cause du handicap d'Annette ne l'ont pas dérangée. Elle s'y était habituée au fil du temps. Mais un jour, elle a ramené sa sœur de l'aire de jeux, les larmes aux yeux, et s'est mise à tourner autour du pot. Je me suis alors fait donner les noms de quelques enfants et je suis allé les voir. Je leur ai parlé du handicap de notre Annette.
... et leur ai dit que je trouvais cela très désastreux que Constance soit isolée de ses camarades de classe à cause de sa sœur ...
... à partir de là, tout allait mieux,
... et à partir de là, la glace a été définitivement brisée.
Les nouvelles tâches remplissaient beaucoup ma femme, et lorsqu'elle racontait le soir, excitée et heureuse, tout ce qui s'était passé, je suis resté muet ou j'ai grommelé dans ma barbe. … Peu à peu, nous nous sommes sans doute un peu isolés.
Présentement, c'était même au point qu'Annette allait souvent d'elle-même d'abord chez sa maman, car je m'étais un peu retiré d’elle - sans doute par lâcheté, désespoir et impuissance. J’admets que c'était une grande erreur de ma part de me détourner de ma fille. … La situation devenait de plus en plus insupportable, pour moi, en tout cas.
Réalisant à quel point Annette était mal barrée, j’ai vu les choses en face : Elle ne pourrait jamais être totalement indépendante du fauteuil roulant ! La théorie de la vie qui vaut et de la vie qui ne vaut pas me traversa l’esprit …
J'ai repoussé cette idée loin de moi et je me demandai : « Il n'y a-t-il donc pas de remède ? »
J’imagine que parmi nos enfants, Constance aura la force et sera vraiment celle qui s'occupera le plus d'Annette, plus tard. …
… Et quand je suis rentrée du tribunal, j'ai chanté pour la première fois.
Nouvelle écrite par Elvira Fouchet, 2017
Il faut que je vous parle
Chers parents. Il faut que je vous parle, mais comme je n'aime pas les grandes conversations à deux contre un et que je suis plutôt une personne qui parle des choses sérieuses par écrit, je vous envoie ce mail avant de rentrer à la maison ce week-end pour éviter une situation plus que désagréable pour moi. Cette méthode est, à mon sens, même meilleure car je pourrais être totalement sincère et formuler les choses comme je les pense et non pas devoir répondre sous pression à vos questions et risquer de mal m'exprimer ou de contourner les questions en m'énervant. Et vous, cela vous permet de réfléchir au calme à ce que je vais écrire.
Pour commencer, je comprends que vous vous soyez fait des soucis pour le week-end dernier. En effet, je ne répondais pas au téléphone. Vendredi soir, j'étais bien installée dans ma chambre d’étudiante ignorant le téléphone qui sonnait sans arrêt. Honnêtement, cela m’a mis mal à l’aise. A l’issue d’une longue réflexion, j’ai décidé de rompre à présent le silence. Le moment est sûrement venu pour vous dire ce que j'ai sur le cœur. Il est impossible de m'enfoncer désormais dans les mensonges, juste pour éviter que vous me fassiez la morale. Tout le monde sait que ce genre de choses finit par se découvrir un jour.
Vous ne pouvez pas savoir que depuis un certain temps, je passe tous les samedis et dimanches avec mon petit copain. Récemment, j'ai même fait la connaissance de toute sa famille : son père, sa mère, son frère et sa petite sœur. Ce sont des gens vraiment étonnants, gentils et accueillants.
Vous vous demandez certainement pourquoi je ne vous l'ai pas tout simplement raconté puisque cela vous aurait évité de vous inquiéter à ce point. En fait, j'en avais assez des leçons de morale et des questions à Maman. Je me suis imaginé la réponse si je dirais à Maman de vouloir vivre dans un ménage avec Lucien. Elle me ferait à nouveau maintes réflexions, surtout sur mon jeune âge, ma carrière etc.
Au départ, quand toi, Maman, tu avais appris que je connaissais un garçon assez sympathique, tu m'as appelée presque tous les soirs, pendant deux semaines, pour soi-disant venir aux nouvelles... et finalement, on revenait toujours sur le même sujet. Et quand je suis rentrée chez vous, tu n'as pas résisté et as remis le sujet sur le tapis. Je n'ai donc pas été totalement honnête avec vous et j'en suis sincèrement désolée, mais je ne savais pas comment faire et je ne voulais pas que vous nous gâchiez les week-ends et vacances des réflexions ou des reproches. Je tiens aussi à préciser que mon copain n'est pas d'accord avec moi sur ce point, qu'il préfèrerait que je sois sincère parce que cette histoire le met mal à l'aise vis-à-vis de vous et je peux très bien le comprendre. Si je décide à présent à vous dire la vérité, c'est, d'une part, parce que je n'ai pas envie de continuer à vous mentir et d'autre part, parce que je veux que Lucien se sentira bien et accepté par vous.
Je me rends compte de ne pas forcément vivre la vie que vous aviez prévue pour moi. Il est normal que les parents s'imaginent la vie de leurs enfants qu’ils auront un jour. Je me rends compte aussi que vous aimeriez sans doute plus avoir une fille comme ma cousine Marie-Anne qui fait les choses bien comme il faut.
Mais voilà, je ne suis pas elle. Je n'ai pas rencontré un Bernard, un garçon exemplaire, mais seulement lui, mon chouchou, mon Lucien. Et je l'aime plus que tout. C'est arrivé très vite pour moi, et pour vous sans doute également, cependant c'est comme ça et je pense que vous devriez vous faire à l'idée que je suis comblée de joie avec lui. On s'aime vraiment et on espère, lui et moi, que notre amour durera toute une vie. J'espère de tout mon cœur que c'est avec lui que je découvre et vis pleines d’aventures. Pour en avoir plusieurs fois parlé avec lui, je peux vous assurer que pour lui notre liaison est aussi sérieuse que pour moi.
La situation est sûrement dure à accepter pour vous, insupportable puisque je ne suis pas le chemin que vous aviez rêvé pour moi, à savoir, devenir une petite chrétienne parfaite et obéissante, qui, un jour, achètera une jolie maison avec ses économies, qui aura des enfants et qui passera une retraite paisible. Hélas, j'ai toujours eu l'impression d'être entre deux chaises avec l'éducation que vous m'avez donnée.
Cependant, je me rends compte que tu te sens offusqué, Papa, par ma décision de vous désobéir et de ne plus vous accompagner les dimanches à la messe. Adolescente, je me suis soumise à l’inévitable, mais je me souvent interrogée sur mes convictions et me trouvée face à la question de foi. Puis, pendant un instant passager, j'ai cru à Lui ou plutôt, je dirais de m’y avoir laissé embarquer à cause de l'influence de Marie-Anne et d'autres personnes. A l'heure où je vous écris, je ne sais pas dire si, dans mon passé, j'ai été réellement convaincue de Son existence. J'essayais même de prouver que Dieu n'existait pas.
Il y a encore un autre point où je n'ai pas été honnête. Je vous ai raconté que, Lucien et moi, on s'est rencontré à l'anniversaire d'une copine, mais la vérité est une autre, moins tolérable pour vous : nous nous sommes rencontrés sur Internet. Je n'ai pas osé vous le découvrir parce que je suppose que vous faites partie de ces gens qui pensent qu’« ils n'y a que des pervers sur Internet ». Peut-être que je me trompe, mais j'en doute. Et là encore, je voulais simplement m'éviter les reproches. Je me rends bien compte de vous décevoir amplement et j'en suis vraiment désolée. Je vous demande aussi pardon d’avoir caché la vérité et j'espère que vous regagnerez rapidement la confiance que vous aviez en moi.
Peut-être que c'est un peu comme un grand coup de massue sur la tête pour vous de lire ce mail, mais moi, je me sens soulagée de vous l'avoir dit. Mentir n'est vraiment pas dans mes habitudes et surtout pas à vous.
A l'avenir, je pourrais enfin vous dire à quel moment mon copain vient me voir et quand j'irais le voir à Bruxelles ou encore quand on partira quelque part ensemble. J'aimerais aussi que vous ne le voyiez pas comme le garçon qui vous enlève votre fille. Et lorsque je dis de risquer un jour d'habiter à Bruxelles, en fait, on n'en sait rien, et c'est probablement dans trois ans et demi, il ne faut pas encore vous en inquiéter. Et même si je devais habiter un peu plus loin (c'est vrai que je n’ai pas envie d'habiter près de vous au village), ça ne veut pas dire que je vous abandonne ou que nous ne nous verrons plus. Si vous trouvez le temps, écrivez-moi, mais je n'ai en aucun cas envie d'une discussion sérieuse rentrant tard ce week-end, ou au téléphone, pour les raisons expliquées plus haut. Et si vous pensez qu'il vaut mieux ne pas vous joindre dans l’immédiat parce que vous avez besoin de réfléchir et de digérer mes aveux, je comprendrais. Il suffit de me le dire.
Lorsque je disais d’avoir longtemps eu l'impression d'être entre deux chaises, ce n'était pas une critique à l'éducation que vous m'aviez donnée. Au contraire, vous m'avez appris à être honnête, à aimer, à respecter et à accepter les gens tels qu'ils étaient, et pleines d'autres choses encore.
Dans ce contexte, il faut que je vous parle de la fête de Noël à l'église. Je ne sais pas comment l'expliquer au mieux… J’aimerais, cette année, ne pas y participer, même si, là encore, je vais certainement vous vexer. Je sais à quel point Papa tient à ce que j'aille rejoindre le groupe des jeunes chrétiens. Voyons, quand on n'est pas convaincu de quelque chose, qu'on ne souhaite pas forcément vivre à leur manière, on se sent assez mal à se tenir devant le public et à lire des versets bibliques ou faire des témoignages. Je sais qu'il y a des gens qui ne se gênent absolument pas et qui se posent moins de questions que moi, mais moi, je trouve que c'est un manque de respect par rapport à ceux qui croient réellement en Lui. Je n'ai jamais rien dit jusqu'à présent et je faisais un effort chaque année pour ne pas vous léser, mais là aussi, je pense qu'il fallait bien vous le dire une fois.
Pour mon frère Paul, j'ai l'impression que tout a été plus simple. Il pouvait ramener des amis à la maison sans qu'on lui fasse des réprimandes, il pouvait décider de ne plus aller à la messe. Ou alors, c'est peut-être parce qu'il se laissait moins faire que moi ou parce qu’il s’est préparé à franchir des futurs obstacles. Vous vous êtes acharnés contre moi sans faire attention à lui et sans vous demander pourquoi il vous fuit. Il fallait apprendre la vérité de la bouche des voisins que votre fils, mon frère, est homosexuel. Je veux bien croire que votre vision quelque peu étroite du monde est subséquemment de plus en plus ébranlée. Mais là encore, je ne vous fais pas de reproches, néanmoins je pense que vos enfants sont assez adultes pour exprimer ce qu’ils ont envie de faire de leur vie.
Je tiens à vous rappeler que ma relation avec mon copain et ma Foi n'ont pas de lien l'un avec l'autre. Cela fait des années que je tourne et retourne le sujet « Église » dans ma tête. Ma liaison avec mon copain, c'est un roman d’amour tout récent. Je pense qu'il ne vous reste pas d'autre choix que de m'accepter telle que je suis, avec ma façon de vivre ma vie.
Voilà, je pense d’avoir tout dit et expliqué la situation. J'espère que ce n’est pas trop pénible pour vous de lire ces quelques lignes et que vous saurez accepter mon attitude. Ainsi que déjà signalé, si vous avez besoin de temps pour réfléchir, je patiente parce que je n'ai pas envie qu'on se fâche. J'aimerais juste que vous me compreniez et là, je me répète, que vous m'acceptiez telle que je suis.
Nouvelle écrite par Petra Bobert, 2017
LA MORT DES ANGES
3 FÉVRIER 2018
Aujourd’hui, un ange est tombé du ciel.
Depuis que j’ai décidé de tenir un journal, je me demandais comment commencer. Une entrée en matière, quelque chose d’extraordinaire. La voilà toute trouvée : on a retrouvé un ange dans la rue Denis Papin, dans le 13è arrondissement, près de la Place d’Italie. Les journaux ne parlent que de ça.
Il s’agit d’un être légèrement plus petit que l’être humain, mais ressemblant beaucoup à l’homme. Même les traits du visage et la chevelure pourraient être humains. Il ne porte pas de vêtements, et sa peau est constituée d’un tissu organique épais veiné de blanc. C’est à cause de ses grandes ailes blanches qu’ils l’ont appelé « ange » dans les journaux. En tout cas, aucun spécimen de cette espèce n’a jamais été vu sur terre. Ils l’ont emmené pour l’examiner. Quelle aventure ! Tout le monde ne parle que de ça.
7 FÉVRIER 2018
Je suis amoureuse ! Vendredi, ma collègue de bureau Christelle et moi sommes allées dans un bar branché après le travail. D’habitude j’évite ce genre d’endroits. C’est très bruyant et tout le monde parle à tout le monde. Des fois il y a des groupes de musique et j’arrive à me faufiler dans un coin où je suis à l’abri des inconnus. Je regarde les autres s’amuser. Certains s’amusent vraiment, mais beaucoup d’entre eux s’agitent dans tous les sens pour attirer l’attention sur eux. Ils semblent occupés à chasser leur solitude intérieure, en gesticulant et dansant frénétiquement ou en buvant des boissons alcoolisées qui leur font oublier les images noires de leur enfance. Moi, je ne bois pas, l’odeur d’alcool me renvoie toujours au bruit des pas lourds dans l’escalier, quand mon père montait vers ma chambre… Partez les idées noires ! Venez, images douces de cette nouvelle rencontre ! Il s’appelle Nils. Dans le bar où Christelle et moi avions passé le début de soirée, il y avait un groupe de garçons qui fêtaient l’anniversaire de l’un deux. Ils avaient bu quelques verres et commençaient à chanter des chansons qu’ils inventaient au fur et à mesure. Nils était avec eux mais ne participait pas vraiment à leurs pitreries. Nos yeux se sont croisés plusieurs fois, mais je détournais vite la tête pour ne pas montrer qu’il avait attiré mon attention. Grand, avec des cheveux châtain clair assez long qui frissonnent dans son cou, il avait belle allure. Mais ce qui me plaisait le plus, c’était le petit air mélancolique de ses yeux marrons. D’où venait cette tristesse ? Que pouvais-je faire pour la lui faire oublier ?
Christelle avait rencontré des amis et je suis restée un peu à l’écart. A ce moment-là, Nils est venu m’aborder. Très gentiment, il s’est présenté et m’a demandé mon nom et on a commencé à parler de la soirée et ensuite de ce qu’on faisait dans la vie. Il a proposé de me raccompagner, mais je ne voulais pas laisser Christelle seule. Alors nous allons nous retrouver jeudi rue Mouffetard, pour flâner un peu et boire un café.
11 FÉVRIER 2018
Trois autres anges sont tombés du ciel. On a vu leurs photos dans les informations. On dirait vraiment des êtres humains, même si les scientifiques disent que c’est une espèce inconnue qui n’a jamais été répertoriée et qui n’a rien en commun avec une autre espèce sur terre.
Ils sont morts et sur les photos leurs yeux sont ouverts, ce qui me donne des frissons ; c’est comme s’ils regardent quelque chose de très lointain. Leur mort est probablement dû a une oxygénation insuffisante de leur système pulmonaire, qui ressemble en tous points au notre, mais on continue les recherches.
J’ai revu Nils et on a parlé des anges. Il estime que le nom « ange » induit en erreur. Il pense que c’est seulement une espèce inconnue jusqu’à présent, peut-être un oiseau ou un lézard volant. Je ne dis rien mais je suis plus romantique. Leur description correspond aux êtres écrits dans les récits anciens.
Peut-être étaient-ce des êtres intelligents ? Nous avons bu un café et raconté un peu nos vies. Nils vient d’une petite ville du Nord. Il y était architecte jusqu’au départ de son associé. Il a dû fermer son cabinet et est monté à Paris. Il a déjà eu plusieurs entretiens pour travailler dans un des cabinets d’architecture de la capitale et ne va pas tarder à retrouver un bon poste. Nous allons nous revoir souvent.
28 AVRIL 2018
La vie est pure comme la ligne d’horizon d’une mer calme. Un long ruban argenté qui s’étire du passé jusque dans le futur. Je n’ai jamais été aussi heureuse. Nils et moi vivons ensemble depuis 2 mois maintenant. Il s’est installé chez moi le plus naturellement du monde. C’est merveilleux. Les journées s’écoulent comme baignées des rayons de soleils dorés.
Nils est plein de petites attentions envers moi. Le matin, quand je le réveille après avoir préparé le petit déjeuner, il me couvre de baisers. Comme c’est doux la vie à deux. Je file au travail mais souvent nous nous retrouvons le midi pour déjeuner ensemble. Le printemps fait une timide apparition, les tulipes sont en fleurs dans le Parc Morisseau. De temps en temps, quand le temps le permet, nous nous donnons rendez-vous sur un banc dans le parc. Au milieu des gazouillis des oiseaux, avec les bourdonnements des premières abeilles, nous mangeons ce que Nils a apporté : souvent des sandwichs, mais des fois il prépare du poulet froid ou une salade de fruits.
Une fois il a même apporté une bouteille de vin : un vrai festin !
Je ne pense plus au passé. Même les craintes de l’avenir ont disparu. Que peut arriver dans ce monde parfait, aux côtés de Nils. Je me sens en sécurité et laisse vagabonder mes pensées.
Comment serait le bonheur si on pouvait le peindre ? J’imagine un cadre, oui, mais quoi mettre dedans ? Quel genre d’image ? A la réflexion, la seule image acceptable pour représenter le bonheur serait – rien, un cadre vide, ou alors un peu de ciel bleu ? Non, décidément, un cadre vide avec le néant de la sérénité du bonheur.
2 MAI 2018
Hier soir était un soir merveilleux. Nils a parlé de projets d’avenir. Je n’osais encore pas croire à mon bonheur actuel, que déjà il m’a ouvert d’autres horizons. Nous avons parlé de mariage et de fonder une famille. Quand il aura trouvé du travail, nous nous marierons. En grande pompe ? Non, ce n’est pas notre style. Nils vient d’une famille d’accueil et moi je ne veux personne de ma famille. Alors un mariage discret, seulement nous deux.
Des témoins ? Je vais demander à Christelle et Nicolas, mes collègues de travail. Je suis si impatiente de choisir ma robe de mariée !
Et bien sûr, Nils veut des enfants. Un garçon et une fille. Nous avons même choisi les prénoms : Bryan et Ivanka. Mais d’abord nous allons acheter une maison. J’ai quelques économies et Nils pourra compter sur un bon salaire avec son métier. Je suis si heureuse ! La vie est magnifique !
14 MAI 2018
Ma vie continue à être un rêve. Nils est à la recherche d’un travail et s’absente beaucoup pour des entretiens. Il dit qu’il refuse des offres qui ne lui semblent pas intéressants, après tout, il a raison. Autant s’investir pour un cabinet et des projets avec lequel il a des affinités. Des fois il rentre tard le soir maintenant ; il dit qu’il doit soigner son réseau et rencontrer des gens intéressants. J’ai de moins en moins de temps avec mon travail et la tenue de la maison, alors je ne pense pas trop aux problèmes environnementaux qui surgissent en dehors.
Depuis deux semaines, des nuages violets sont apparus au-dessus des grandes villes. Au début c’était assez joli, mais ensuite la couleur s’est assombrie et cela donne une impression de menace flottant au-dessus de nos têtes. Les journaux disent que ces nuages sont la suite de la pollution de l’air de plus en plus importante. On parle beaucoup des usines qui rejettent des produits toxiques dans l’air, mais aussi du trafic accroissant des camions. Ce sont toujours les mêmes problèmes. Pourquoi personne ne fait rien ?
17 MAI 2018
Je n’avais pas remarqué avant que la télé en parle, mais il n’y a plus de moustiques. C’est confirmé en Europe et aux USA, les autres pays sont encore au stade d’examen. Plus de moustiques, c’est une bonne nouvelle ! Il n’y en avait pas beaucoup à Paris, mais les vacances dans le
Sud sans bougies anti-moustiques, sans produit malodorant, c’est plutôt agréable.
Pour l’instant, on met l’extinction définitive des hirondelles sur le dos des moustiques. Plus de moustiques, plus d’hirondelles. Je ne sais pas vraiment si je dois croire à tout ce que l’on entend dans les informations.
Les hirondelles étaient menacées depuis quelques années déjà, et après tout, ce ne sont pas les seules espèces définitivement disparues de la surface de la terre, les journaux en publient des listes toutes les semaines.
21 MAI 2018
Nils est rentré très tard hier. Je n’arrive pas à dormir quand il n’est pas là et je l’attendais en lisant sur le canapé. Il n’était pas très content que je ne sois pas couché, je crois. En tout cas, il n’était pas très agréable. Il dit qu’il travaille ses relations et un jour je le remercierai d’avoir un travail en mesure de pouvoir réaliser nos projets. Il dit qu’avec mon maigre salaire, on ne pourra jamais rien faire. Il a raison, bien sûre, mais malgré cela, je n’arrivais pas à m’endormir cette nuit-là.
Apparemment, la mort des moustiques et la disparition des hirondelles a une incidence sur l’écosystème planétaire. Christelle en a parlé au bureau, les autres collègues semblent soucieux. Un congrès aura lieu dans un mois ou deux pour programmer des interventions sur le plan international. Bien sûr que la pollution est la cause de ces événements.
La pollution, toujours la pollution ! Que pouvons-nous, simples usagers, faire contre cela, en dehors de trier les ordures ménagères et d’éteindre les lumières dans les pièces inoccupées? Le monde tourne sans nous ou malgré nous, nous n’y pouvons rien.
1ER JUIN 2018
Nils a une maîtresse ! Je suis sûre que j’ai raison, j’en suis certaine ! Hier soir, quand il est rentré, très tard comme à l’accoutumé, il s’est couché tout-de-suite. Je n’arrivais pas à me coucher, parce qu’il n’est pas agréable dans ce cas et il m’a parlé méchamment. Que je n’avais pas à l’attendre, que, sans dormir, j’allais encore avoir des cernes sous les yeux le lendemain. Déjà que je n’étais pas très attrayante, surtout le matin, mais au moins que je fasse de mon possible pour paraître reposée…
Je lavais la vaisselle de mon repas du soir et rangeais quelques affaires restées sur le canapé. Il y avait entre autres la veste de Nils et elle dégageait une odeur sucrée de parfum. En la portant à mon nez, j’ai aperçu une trace de rouge à lèvres à l’intérieur du col. Je voulais le réveiller pour le questionner mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai passé le reste de la nuit en pleurant, recroquevillée sur le canapé.
2 JUIN 2018
Il a avoué que c’est vrai. Il a rencontré une fille. Je lui en ai parlé ce matin, j’ai dit que j’étais au courant et que j’avais compris qu’il me trompait. Ça l’a rendu très en colère, il m’a frappé au visage et m’a insultée de tous les noms. Ce que je m’imaginais, si je pensais que j’étais la plus belle fille du monde et que ce n’était certainement pas le cas. Le coup qu’il m’avait donné m’a fait tomber derrière la table de cuisine et je tenais ma joue en sanglotant.
Néanmoins, au bout d’un moment, Nils s’est radouci. Il me parlait plus gentiment. Il s’est excusé et a dit que ce n’était pas vrai. Il m’aimait toujours et j’étais se petite femme chérie. Il avait rencontré l’autre fille, mais c’était seulement pour un soir et que je pourrais comprendre qu’un homme a quelque fois besoin de changement.
J’ai séché mes larmes. Nils m’aimait toujours, c’est tout ce qui comptait.
L’avenir sera merveilleux quand nous aurons notre maison et des enfants. La vie est belle !
19 JUIN 2018
Les problèmes de la pollution s’aggravent, tout le monde en parle. Les nuages violets sont si denses maintenant que le plein jour ressemble au crépuscule. On a retrouvé un grand nombre d’anges morts, surtout dans les grandes villes, mais aussi quelques-uns en raz campagne. La télévision a donné un numéro vert que nous pouvons appeler pour faire enlever les corps. Je n’en ai encore pas vu un seul et parfois je me surprends à souhaiter d’en trouver un pour voir à quoi ils ressemblent.
Au journal télévisé on parle désormais aussi de chênes qui disparaissent. Ils dessèchent et perdent toutes leurs feuilles. Dans le Jura et les Vosges apparaissent des zones noires, comme après un incendie de forêt et les squelettes des grands arbres tendent leurs branches mortes vers le ciel.
C’est effrayant à voir. Les biologistes rendent la pollution responsable de cette catastrophe naturelle. Certains d’entre eux regroupent les différents événements avec le réchauffement climatique. Ils disent que la mort des anges est également due à la pollution, même si le mystère de l’existence des anges n’a toujours pas été éclairci.
Nils prend la mort des chênes très au sérieux. Après tout, il voulait aller chasser cet automne, mais avec tout ce qui se passe, les chasses seront certainement interdites. Les régions ne veulent pas d’incidents dans les zones désertifiées où les chasseurs peuvent facilement être touchés par une balle perdue. Bien sûr que les associations de chasse ont déjà manifesté, mais ils n’auront pas gain de cause.
28 JUIN 2018
Peu à peu, la vie a changé. Le matin, le jour ne se lève plus totalement. Les nuages violets composent une couverture opaque et cachent le soleil.
Un ciel de crépuscule règne toute la journée jusqu’au soir, cela influe aussi sur le moral des gens. Au bureau, il n’y a presque plus que de conversations tournant autour les changements climatiques. Mes collègues ne plaisantent plus que rarement et l’ambiance est morose.
Je ne sors plus le soir avec Christelle, d’ailleurs, Nils ne le permettrait pas. Il attend de moi que je reste à la maison après le travail et que je prépare le repas. Jeudi dernier, il a même invité sa maîtresse a manger.
Bien sûr que je ne voulais pas accepter qu’elle vienne à la maison. Alors il s’est mis très en colère et il m’a frappé. Cela arrive de plus en plus souvent maintenant. Certains jours je dois porter des lunettes de soleil pour que mes collègues de bureau n’aperçoivent pas les bleus dans mon visage. Ça n’est vraiment pas facile avec cette lumière grise-violette qu’il fait dehors. Je pense qu’ils se doutent de quelque chose, mais ils ne m’en parlent pas.
16 JUILLET 2018
Mortalité massive de poissons des mers par asphyxie.
C’est l’été et malgré le changement climatique et l’absence du soleil, Christelle est partie en vacances. C’était prévu et elle avait réservé sa location au bord de la Méditerranée depuis quelques mois déjà. Plusieurs collègues avaient annulé leurs vacances en raison des perturbations atmosphériques. Les informations parlent de nuages violets de plus en plus denses et disent que c’est temporaire ; des projets seraient en cours de développement pour remédier à la pollution atmosphérique. Il n’y a pas trop de précisions sur ces projets, moi j’imagine des aspirateurs géants qui filtrent tout cet air violacé opaque.
Christelle est revenue du Sud en état de choc. Là-bas aussi, les nuages violets tamisent la lumière du jour, alors impossible de bronzer. A la plage, quand le vent le permettait, ils jouaient au Beach Volley, jusqu’à ce qu’un jour une multitude de méduses ont échoué sur la côte. Elles ont amené avec eux des bancs d’algues en état de décomposition. C’était horrible. Christelle a donc abrégé son séjour. Elle n’est pas prête d’y retourner ! Les touristes quittent en masse leurs hébergements et les routes sont bloquées par les vacanciers qui fuient les plages.
23 OCTOBRE 2018
Beaucoup de choses se sont passées depuis mes dernières notes dans ce journal... Le monde extérieur est devenu fou. L’air est irrespirable. Une pluie cendrée s’est mise à tomber et recouvre les rues et les maisons d’une couche de poussière grise. La ville a distribué des masques filtrants et les quelques passants ont l’air d’extraterrestres. D’ailleurs, plus personne ne sort dans la rue sans que ça soit absolument nécessaire.
La circulation est interdite sur les autoroutes car la mauvaise visibilité a causé trop d’accidents. Les supermarchés ne sont approvisionnés que de temps en temps, alors des longues files se forment devant les entrées des magasins où la marchandise arrive par intermittence. Il faut se méfier dans la rue, des bandes organisées essayent de dépouiller les passants de leurs achats. J’essaie de ramener des bouteilles d’eau en quantité, car l’eau du robinet est devenue brunâtre et imbuvable. Je ne ramène jamais assez d’eau, Carmen, la maîtresse de Nils, est installée maintenant à plein temps à la maison et n’arrête pas de me réprimander. Je fais ce que je peux, mais il ne fait pas bon traîner dehors par ces temps. Il y a toujours des corps d’anges dans la rue. La première fois que j’en ai vu un près de chez moi, j’ai presque pleuré, tant qu’il ressemble à un être humain. Son visage était très beau, avec un nez droit et des lèvres bien dessinées. Ses yeux semblaient me regarder, ou peut-être regarder à travers moi. Ses mains ressemblent tout à fait à des mains humaines, seulement son corps est couvert d’une peau décorée par des fines veines blanches. Il y a de plus en plus de corps qui ne sont plus enlevés, ou seulement après.
Nouvelle écrite par Jean-Paul Scheidecker, 2017
La seule chose qui importe
Sa mère est petite et fragile, battue toute gamine par son propre père, comme ça, sans raisons parce qu’il fallait le faire. Lui-même, cadet d’une grande fratrie, avait été battu, alors, …
Elle se réfugie dans la cuisine, près de l’évier carré en pierre grise, pierre incrustée de petits fossiles, à côté de la pompe à main, qui fait jaillir avec bonheur l’eau fraîche du puits, à condition de l’amorcer avec précaution – un verre d’eau y suffit si on s’y prend bien.
Elle porte un châle en laine rose, aux mailles trop larges sur les épaules et ça lui donne une allure encore plus fragile avec sa robe noire à pois blancs. Un petit chignon retient en arrière des cheveux déjà gris.
Elle est épuisée par son travail de repasseuse : tout ce linge, cette chaleur, les demandes incessantes des clients, et la montagne de linge qui ne diminuera donc jamais…
Elle a peur de ses deux gamins qui se heurtent, se chamaillent sans cesse.
Lui, Félix et son plus jeune frère, Gabriel sont pourtant de bons petits, au fond, ses gamins, mais instables et chapardeurs, qui pourraient, un jour, filer du mauvais coton et devenir de vrais chenapans.
Félix a déjà un caractère trempé : insolent, de plus en plus autoritaire, sûr de son bon droit, il prend facilement la mouche.
Il a de l’ascendant sur ceux qui l’entourent, à commencer par son petit frère, Gabriel, qui est en admiration devant lui et qui, subjugué par son aisance, le suit comme son ombre, obéissant à ses moindres caprices.
Sauf à certains moments, imprévisibles, où le petit frappe l’aîné, sans raisons, et l’aîné gifle alors avec violence.
Il tente aussi de prendre de l’ascendant sur sa mère, anéantie depuis plusieurs années par la mort d’un autre enfant, Victoire, sa première, une petite magnifique, emportée par la tuberculose.
Elle ne peut s’en remettre, de la lente agonie de la petite, de son souffle qui devient petit à petit un râle insoutenable, sa petite en qui elle se retrouvait, qui était devenue, au fil des années de sa courte existence, son unique raison de vivre, son bonheur : Victoire !
Elle a bien essayé d’habiller le petit dernier, Gabriel, en fille : avec ses jolies boucles dorées et sa belle robe longue, il était si mignon sur sa chaise haute.
Mais Gabriel a grandi et lui échappe désormais. Il est maintenant sous la domination de son frère.
La mère, est saisie de panique lorsque les deux gamins en rajoutent à son deuil impossible, et ne supporte plus les coups, les gifles, les hurlements qui reprennent de plus belle lorsque les garçons rentrent à la maison après l’école, après les folles virées en bandes, dans les champs proches du village, les chapardages dans les vergers.
Le père est absent.
Il n’est pas absent de la maison : il est là, mais il a besoin de calme et se réfugie dans son fauteuil, dans un coin reculé, avec ses livres.
Il est plongé dans Victor Hugo, Alexandre Dumas et Maurice Barrès, qui font sa vie.
Il faut dire qu’il a de la culture, le père, malgré ses faibles revenus d’employé modeste.
Lorsque l’un des deux frères est pris en faute, les deux sont punis par la mère, exaspérée, et battus : c’est le meilleur moyen pour qu’ils s’entendent et restent unis – dit-elle.
La mère vient de frapper Félix.
Gabriel, lui, se tait, trop heureux que cette fois ci ce soit cet insolent de frère, à qui rien ni personne ne résiste, qui soit rabaissé.
Gabriel regarde la scène depuis un coin de mur.
Félix se saisit du fusil de chasse du père, accroché au mur de l’escalier qui monte vers les chambres de l’étage, le pointe sur sa mère et la poursuit au travers de la salle à manger, de la cuisine, dans le couloir et jusque dans le petit jardin.
Le fusil n’est pas chargé, mais cela, Félix ne peut le savoir.
Le père préfère ne rien entendre ni ne rien voir.
A cinquante ans, Félix a les cheveux blancs, il est bouffi, sûr de lui, trop habitué à ce qu’on l’écoute, à ce qu’il en impose, habitué à prendre les décisions, pour les autres, sur tous les sujets.
Il ne supporte pas d’être contredit.
Son frère cadet travaille depuis de nombreuses années avec lui, sous son ombre protectrice.
Le cadet est sous les ordres de l’aîné, ils sont désormais unis dans le même sens du devoir et du travail bien fait.
Il faut dire qu’ils ont été repérés par leur instituteur, chacun à son tour, comme de bons éléments qui méritaient d’être encouragés, d’être poussés plus haut, vers la réussite sociale.
Il fallait leur donner cette chance unique de s’en sortir, de s’extraire de leur condition.
Ils ont bossé dur, se sont accrochés aux études, ont progressé pas à pas, échelon après échelon, absorbant la technique et le calcul.
Le travail est la seule chose qui importe désormais : une obsession.
Leur seul sujet de conversation.
Une priorité absolue décidée, imposée par Félix, à côté de laquelle plus rien n’a d’importance.
Ne pas déchoir.
Ils sont performants, efficaces, répondent au mieux aux objectifs de l’entreprise, réalisent pour elle de beaux succès.
Gabriel est toujours là pour réparer les oublis, les imprécisions et les erreurs de son aîné.
Il suit le mouvement, malgré une fatigue qui vrille ses racines tout au fond de son coeur, fatigue qu’il ne veut ni ne peut reconnaitre, il tient bon, en tout cas essaye de faire bonne figure, adopte avec volonté et persévérance les mêmes valeurs.
Une fois rentré chez lui, il s’isole dans un coin de la maison, dans son fauteuil, absent à tout le reste, et se réfugie dans ses livres.
Gide, Montherlant, Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy font sa vie.
Par moments, et c’est un coup de tonnerre dans un ciel calme, Gabriel explose, hurle, frappe du pied avec violence les armoires, le petit buffet bas de l’entrée avec sa belle marqueterie, va jusqu’à tomber à terre, puis s’assoit à nouveau, épuisé, le visage rouge, la respiration haletante, dans son fauteuil.
Félix est monté en grade, il est désormais chef de service, son cadet toujours sous ses ordres.
Ils ne se quittent pas.
L’ainé commande, exige, tempête, crie. La seule chose qui importe c’est le travail bien fait, en temps voulu, sans contestation aucune.
Il ne se prive d’ailleurs pas de s’approprier idées et découvertes de son cadet, beaucoup plus fin, perspicace et inventif.
Une vraie valeur, qui permet de mener sa vie, de vivre, de tracer sa route contre vents et marées, contre les autres, tous les autres.
Il exige que tous le respectent.
Il casse plusieurs fois son téléphone, de rage, si tout ne se passe pas comme il l’a décidé.
Pas question de dire du mal de lui, de son foutu caractère impossible, de son égocentrisme, Gabriel est là pour le défendre et s’interposer avec une virulence qu’on ne lui connaît pas en temps ordinaire, une autorité sans appel : une question de vie ou de mort.
Sa femme, à Félix, est plus âgée que lui, effacée, sans voix,
Elle traîne son existence minée par une dépression qui la ronge, et l’abîme dans le malheur.
Sa vie est grise, dans une maison triste aux murs gris.
Félix a pris du poids, il a de plus en plus de mal à marcher.
Une nuit, en voiture, sa femme dort à côté, sur le siège passager.
Lui pense à son travail, absorbé, trop préoccupé pour voir à temps une voiture immobilisée en travers de la route.
Sa femme grise est atrocement défigurée.
Sa tête a traversé le pare-brise.
Tout est rouge maintenant.
La mort a surgi d’un coup, sans avertir.
Ni larmes ni émotion.
Lui n’a rien, traverse l’insoutenable rouge sans faiblir.
La seule chose qui importe, c’est le travail.
Il se remarie très peu de temps après avec sa secrétaire.
C’est plus commode comme ça.
Il faut bien quelqu’un pour laver les chaussettes.
Une nuit, en voiture, sa seconde femme est sur le siège arrière, et la maman a pris place à côté du conducteur : elle dort.
Félix, lui, absorbé dans ses pensées, réfléchit à ses dossiers en cours, ne voit pas le camion arrêté au milieu de la route.
Sa nouvelle femme perd à l’instant, dans l’horreur, sa chère maman, qui vient de traverser le pare-brise, et sa seule consolation et source d’affection dans la vie.
Tout devient rouge à nouveau.
Félix, en automate, assassin calme et tranquille, traverse ce rouge et ne sent rien qui vibre au dedans à la douleur hurlante des autres, dans cet espace blanc qui a pris place au milieu de lui, dans le thorax.
Il n’a rien, lui.
Il n’a rien qui lui soit propre, poursuit sa route comme si de rien n’était.
Il a de plus en plus de mal à marcher, ses jambes lui font mal, elles sont lourdes et lui obéissent difficilement.
Ne prend pas le temps de se soigner.
Continue à vivre, colérique, tyrannique, exigeant pour les autres.
S’écroule en ville, sur un trottoir anonyme, avec un arrêt de bus à côté et non loin, une poubelle, banale, débordante de détritus.
Ni larmes, ni émotion.
Gabriel est incapable de verser la moindre larme, lui, à qui Félix a abandonné d’un seul coup d’un seul toute la charge de travail.
Il résiste encore un peu, finit par baisser enfin les bras, baisser la garde, lâcher tout : il serait presque heureux d’un dénouement annoncé qui, finalement, le soulage.
Il sent peu à peu le vide se faire en lui, comme un trop plein d’humeurs qui s’écoulerait par la bonde,là, tout au fond de sa poitrine.
Son fauteuil ne le retient plus, les livres lui tombent des mains et ses bras glissent sur les accoudoirs en velours vert élimé.
Il chute, lui aussi, en avant, sur le sol.
Il lui est impossible de vivre plus longtemps que son aîné.
Rien n’a plus de sens désormais, tout est consommé.
La seule chose qui importe c’est le travail.
Nouvelle écrite par Elvira Fouchet
L’art d’écouter
« Les jours passent, je prends sur moi, je reste avec lui et je m’enfonce à petit feu. Mon histoire est longue et compliquée et je cherche une solution. Je suis dans une impasse, je veux m’en sortir. »
« Je suis Française, il est Allemand et nous vivons en Allemagne avec nos deux enfants. Nous sommes très différents, venons de deux familles complètement opposées, il est hyperactif avec des troubles de l´opposition (pour ceux qui s’y connaissent). Il était très sympathique quand on s´est rencontré, très drôle, une forte personnalité avec un grand cœur. Je suis très vite tombée amoureuse de lui, puis enceinte de notre premier enfant que nous avons décidé de garder. J’ai un garçon adorable, mais il a malheureusement hérité des mêmes troubles de l’attention avec l’hyperactivité de son père, en plus, quelques traits autistiques. Ces derniers mois, mon fils a été très bien suivi par des psychologues spécialisés dans ce domaine. De mon côté, je l’ai également beaucoup encouragé.
Il vient d´entrer à l´école primaire. Cette période fut très dure pour moi. Je ne me suis jamais sentie aussi seule face à un problème si important. Et encore, je vis dans un pays étranger avec un jargon que je ne maitrise pas suffisamment et j’en voudrais toute ma vie à son père pour m’avoir si peu aidée et de n’avoir rien fait pour aider son fils à s´en sortir - mis à part nous accompagner à quelques examens chez les spécialistes. Il ne voulait même pas en entendre parler la première année des tests, puisqu’il n’y croyait pas. Il est très vite devenu assez désagréable avec la critique très facile, un penchant pour le vin - il s´est endormi à plein de soirées - très égoïste, plus aucune attention me concernant. Il consacre très peu de temps pour la famille, favorise son smartphone et son PC, il n’est absolument plus fiable. Il ne tient jamais aucun engagement, extrêmement blessant dans ses paroles, humiliant en public, extrêmement impulsif, y compris violent envers moi à plusieurs reprises et plus, aucune communication. »
« A l’heure actuelle, nous sommes devenus des colocataires, rien de plus depuis longtemps. … Je ne l’aime plus et il le sait. Je ne lui cache pas mes sentiments, je suis très sincère, je ne reste que pour nos enfants. Mais pour une raison que j’ignore, il n’a pas l’air de comprendre. A chaque fois, lorsque je tente une discussion, il se fâche en me criant de me chercher un autre homme ou en cassant violemment un objet sous l’effet de la colère. Il revient plus tard vers moi comme si de rien n’était. »
« Je pense qu’il va très mal prendre la séparation. Aussi, je suis très malheureuse. Je suis quasiment seule ici depuis tout ce temps, ma famille et mes amis me manquent en France, certains me conseillent de partir, d’autres de rester parce que la vie de maman monoparentale est, selon eux, trop dure. Néanmoins, je veux être honnête envers moi-même et j’ai hâte de revivre. J’aimerais reprendre une activité, me rouvrir au monde parce que je me sens emprisonnée ici, comme coupée du monde. »
« Il m’a beaucoup rabaissé pendant ces dernières années, j’ai eu beaucoup de mal à m’intégrer et j’ai perdu la confiance en moi. Mais aujourd’hui, j’ai vraiment envie de m’en sortir. Je veux le quitter, prendre mes enfants avec moi et partir pour reprendre ma vie en main. Seulement le dernier obstacle, c’est que je culpabilise énormément d’emmener les enfants si loin. Si je rentre en France, nous vivrions à six heures de route de chez lui et je pense que les enfants vont beaucoup souffrir de ne voir leur père que de temps en temps, sans parler de tous les repères et de la stabilité que je leur enlève. Je m’inquiète pour les enfants, surtout pour notre fils et j’hésite. D’un autre côté, je ne me vois pas du tout poursuivre une vie seule en Allemagne. Je suis perdue... Qu’est-ce que tu me conseilles ? »
Je n'ose pas commenter, parce que tout est dramatiquement vrai. Mes pensées s'embrouillent. Je ne sais pas quelle réponse donner dans une situation apparemment désespérée. Il est vrai que la décision de quitter le foyer familial sera difficile, singulièrement pour les enfants. Mais quelle relation ont les enfants avec leur père ? Souffrent-ils de la situation ? En subissent-ils les conséquences ? A mon avis, la question qu'il faut se poser, c'est, si elle pourra continuer à vivre dans un milieu hostile et de tension et si elle est vraiment prête à reconstruire sa vie.
Est-ce qu’elle en sera capable ? Les enfants, ne seraient-ils pas mieux loin de leur père ?
Il ne faut pas qu’elle prenne sur elle la douleur qu'il porte en lui, mais penser à elle-même car « nous avons qu'une seule vie ». Quelle platitude face à la gravité du sujet ! Je me demande s’il vaut mieux souffrir un certain temps pour après, repartir dans la vie. Le soulagement de ne plus avoir cet homme à ses côtés lui donnera surement la force d'avancer et de reconstruire autre chose.
Une rougeur brûlante envahissait son cou, tachait son visage – difformité écarlate de la honte. Puis, la marée rouge et palpitante refluait, la laissant pour un moment aussi purifiée qu’une plage lavée par la mer. Ses cheveux tombent sur ses joues, accès de toux simulé, son mouchoir porté à sa figure. J’observe qu’elle ressent comme une douleur physique, la première étreinte de l’inquiétude, puis ses mains chiffonnant son mouchoir sur ses genoux.
Elle lève sa tête et se trouve en train de plonger son regard dans une paire d’yeux angoissés, les miens… Elle cherche, malhabile, dans sa pochette un autre mouchoir et sèche ses larmes avant de continuer de parler de ses désarrois.
« Merci beaucoup pour que tu prennes le temps de m’écouter. … Ma fille de quatre ans n’est pas très attachée à son père. Elle le repousse souvent quand il vient vers elle et me réclame criant « maman, maman ». Je pense paradoxalement qu’elle aimerait que son papa s’intéresse davantage à elle et elle m´a déjà demandé un peu tristement pourquoi il ne jouait jamais avec elle. Mon fils, en revanche, est très attaché à son père et c’est pour lui que je me fais finalement le plus de soucis. Ils sont assez complices. Ils se ressemblent tellement ! Je ne pense pas que les enfants souffrent vraiment de notre mésentente. Pour le moment, je les protège en évitant les disputes en leur présence. … A mon regret, on fait peu de choses en famille. Mon époux entreprend rarement des choses seul avec les enfants ou je dois toujours le pousser, voire tout organiser. Je sais que les enfants le regrettent. Je viens de consulter le psychologue de mon fils à propos de ce problème. Il est au courant de tout. Il m’a encore conseillé de quitter le père, mais de ne pas quitter la région pour l’instant. Tout pour le bien des enfants et surtout de mon fils parce qu’il a encore besoin d’aide thérapeutique. Il a essayé de me convaincre que le père est trop important pour un enfant et je pense qu’il n’a pas tort. En fait, l’idéal serait peut-être que nous emménagions dans la même ville, près l’un de l’autre pour que les enfants puissent passer le voir tous les jours, s’ils le veulent. Et moi, j’essaierai de remonter la pente toute seule... »
Je l’écoute tout en gardant mon silence.
Effectivement, la nécessité de régler les choses en douceur, me paraît cohérente. Pour avoir vécu à l'étranger et vu des amies françaises se séparer de leur mari et rentrer en France, et là, il ne s'agissait pas de quelques centaines de kilomètres, je comprends son dilemme. Je comprends la sagesse du psychologue, mais est-ce réalisable ? A-t-elle des amies en Allemagne capables à la soutenir, pourrait-elle trouver du travail ?
Comment subviendra-t-elle aux besoins si son époux se montre peu arrangeant ? La prise en charge d'un enfant hyperactif est chronophage et coûteuse. Je ne sais trop quoi lui conseiller. Elle est le socle solide sur lequel les enfants s'appuient. Ils ont besoin de vivre dans un environnement qui leur permet de s'épanouir.
Après un long moment de silence, elle poursuit.
« Pour mes amies qui sont rentrées en France, les enfants ont bien vécu la séparation ... Leur cas était semblable au mien, sauf la violence, juste l'indifférence de leur mari. Elles sont rentrées pour se rapprocher de leurs familles et en pensant y reprendre une activité professionnelle, ce qu'elles ont aussi réussi en un temps record, alors qu'elles auraient pu rester près de leurs maris parce que, parfaitement bilingues, et détentrices de carte verte. Leurs enfants ont pris l'avion, seuls ou accompagnés par une hôtesse de l’air pour deux ou quatre heures avec parfois une escale. Ils ont appris à vivre avec tous ces inconvénients, et aujourd'hui, les enfants ont grandi et sont devenus des adolescents parfaitement équilibrés.
J'ai bien vu que les adolescents parmi les proches semblent épanouis - et tant mieux pour eux - mais je doute que la relation à leur père soit aussi riche que ce qu'elle aurait pu l'être s'ils avaient eu la chance d'avoir leur papa plus investit dans leur existence … »
Pendant qu’elle parle sur un ton monotone, je laisse libre cours à mes pensées.
En France, il existe aussi des couples séparés, l'un à Paris, l'autre à Marseille, et ils se débrouillent, parfois avec des enfants de bas âge. C'est compliqué, certes, mais faisable lorsque la décision s'impose...surtout si elle dit ne pas maîtriser l'allemand et ne pas se sentir très entourée. La question de la séparation du papa ne se pose plus si elle trouve un arrangement. Même si j'en perçois parfaitement l'extrême attention vis à vis de la maman, il n'en reste pas moins pour ce papa. Je partage le point de vue selon lequel il faut absolument que la maman prenne bien ou mieux soin d'elle, mais il n'en reste pas moins que nous sommes responsables de nos actes et ceci même si les situations ne sont plus les mêmes avec le temps. Un jour, il y a des années, elle et son époux ont fait le choix de vivre en Allemagne et d'avoir des enfants. Que les choses aient tournées mal entre les adultes et rendent la cohabitation impossible, est une chose certes difficile à gérer. Mais incontestablement, c'est la maman qui songe à partir avec les enfants. Je ne peux que m'associer au point de vue du psychologue qui propose de rester à proximité et d'apprendre à se reconstruire un univers, fusse-t-il germanique ... Parce que, ne l'oublions pas, si les enfants à l’âge tendre ont d'avantage besoin de leur maman, il n'en reste pas moins qu’ils ont également besoin de leur papa ! Or, il me semble que leur papa ne leur est pas néfaste. Et même s'il n'est pas Le papa idéal que les mamans rêveraient d'avoir pour compagnon, il est Le papa de ces enfants. Et il me semble que le rythme de quinze jours sans leur père, c'est très long. Je me rends bien compte que ce point de vue sous-entend que c'est à la maman de "sacrifier" (même si je n'aime pas ce mot) un pan de son histoire, mais absolument au même titre que son mari devra en sacrifier un également ! J'insiste, mon point de vue est celui d'un papa qui aurait été bien incapable d'accepter que ses enfants disparaissent en grande partie de son quotidien sous le prétexte que la maman a - pour des raisons parfaitement louables ou pas - décidée de mettre un terme à la cellule familiale.
Dans la pièce, il règne un silence recueilli, je peux l’entendre respirer bruyamment. Pendant qu’elle toussait de sa fausse toux, je jette un regard vers ses mains nerveuses ayant transformé le bout du mouchoir en un chiffon humide. Je lui tends un verre d’eau qu’elle prend d’une main tremblante. Je la regarde. Elle a un visage blafard, un nez mince et pointu. Elle ne porte aucun maquillage à part un trait noir autour de ses yeux. Remarquablement grand et gris, ceux-ci sont tournés vers moi en un appel désespéré. J’ai envie de me pencher et de tendre les mains vers elle. Elle ne semble pas remarquer mon geste… Toutefois, je devrais essayer de lui faire comprendre que la rupture devait être temporaire…
Avant que je n'aie pu dire un mot, elle reprend son récit.
« Ce n'est pas par caprice que mes amies sont rentrées en France avec leurs enfants, bravant les contraintes liées à la double nationalité... mais plutôt pour sauver leur peau, tu vois ? Alors, je sais qu'on peut se dire qu'elles n'avaient qu'à y penser avant de procréer avec un étranger, que cette relation compliquerait les choses en cas de séparation. Mais honnêtement, le jour où tu tombes amoureux, tu épouses ton conjoint, tu n'y penses pas ! Il est vrai que lors de la séparation, les enfants et les parents souffrent, même celui qui part, et c'est dans cette quadrature du cercle que je me débats. »
Elle s’interrompt se perdant dans de sombres pensées.
« Et je sais que tu es un papa-poule qui, en plus, n'a pas souhaité la séparation, donc que pour toi, il aurait été inimaginable que ta femme parte loin avec eux... »
Je rebondis juste sur cette phrase-là.
Devrais-je lui confier que moi aussi, il y a 15 ans, lors de ma séparation, j'ai pensé la même chose qu’elle, alors que je savais les pères indécemment indifférents à ce que pouvait éprouver leurs femmes. Et puis, on change d'avis, à la quarantaine, lorsqu’on réalise que bon nombre de femmes sont amères parce qu'elles ont sacrifié leur carrière professionnelle au profit du conjoint et des enfants, même, et qu'au final, elles se trouvent dans des situations financièrement difficiles parce que l’époux se retire de ses responsabilités ou parce qu'elles en ont marre d'être un meuble.
Enfin, si elle patiente jusqu'à ce que les enfants grandissent, qu’est-ce qu’elle va faire en attendant ? Et arrivés à l'adolescence, les enfants supporteront encore moins une expatriation, parce que j'imagine qu'ils se sentent plus allemands que français à l'heure actuelle, alors quand cela sera-t-il le moment idéal pour les plonger dans un système scolaire radicalement différent ?
Elle me regarde sans me voir laissant vagabonder son regard au loin.
« Je peux t'assurer qu'ils n'ont jamais trouvé le temps "très court" en voyant leur père le week-end, voire le soir : tout simplement parce qu'il ne s'en occupait guère du temps de notre vie commune. Certes, j'étais toujours le pilier de la famille et la séparation ne changera pas leurs habitudes puisque je m'occupais de tout.
Je suis consciente de la difficulté de la situation et me sens coupable d’arracher les enfants du papa par une décision unilatérale. »
Il suit un long silence qui m’embarrasse fortement. Comment réagir ? Briser le silence, l’encourager, prodiguer des conseils …
Soudainement, elle prend une posture décidée. Un sourire naît sur son visage.
« Je te remercie beaucoup d’avoir sacrifié ton temps à m’écouter. Me sentir écoutée et comprise aide à franchir le cap. En effet, j’ai beaucoup réfléchi, peu dormi, essayé de ne pas me laisser emporter par les émotions, posé le pour et le contre pour chacun d´entre nous et je vais finalement prendre la décision de rester en Allemagne pour l´instant. Je parle allemand et même très bien pour la vie de tous les jours, j’ai quand-même quelques amies allemandes, je comprends à peu près tout à la télévision (sauf parfois les émissions historiques ou les informations), je lis des revues et certains journaux. Cependant, dès qu’il s’agit d´allemand soutenu, administratif, financier ou relevant du jargon médical (c’était surtout le cas, il y a cinq ans, quand je suis arrivée en Allemagne et que j´ai frappé à toutes les portes avec mon fils à la recherche d’un diagnostic, d’un suivi, de thérapies ou d’une école … mon pire cauchemar … en ces moments, je ne me sens pas à l’aise et je suis énormément frustrée. »
Elle se tait adoptant une attitude constructive, elle change la tessiture de sa voix qui exprime à la fois de puissance et de vulnérabilité.
« Je pense d’arrêter de m’apitoyer sur mon triste sort, de prendre mon courage à deux mains et de me bouger. Je peux m’inscrire encore aujourd’hui à une formation de psychomotricienne, d’une durée d´un an sur plusieurs modules, certains week-ends et la première semaine de grandes vacances scolaires. Décidément, j’ai envie depuis si longtemps de retravailler. Toutefois, je ne peux exercer mon métier dans le secteur d’exportation du vin, ici en Allemagne, pas de mi-temps, voyages ingérables avec les enfants. Il est vrai, je travaillais avant, mais je n’osais ne jamais me relancer. Je chercherai également une formation de professeur de yoga pour enfants pour aider d’autres petits en difficulté comme mon fils. »
« Voilà mon premier grand projet. J’ai intérêt à m’accrocher, mais ça me fait un bien fou d´avoir un nouveau but dans la vie... Mon deuxième projet devra être mon déménagement, seule avec les enfants. »
« Évidemment ces formations sans revenu reportent la séparation de quelques mois mais je suis sûre d’avoir pris la bonne décision, je veux pouvoir assurer financièrement par la suite au cas où. L’idéal tant qu´à rester vivre ici serait que nous habitions, les enfants et moi, tout près de leur père pour qu´ils puissent même passer le voir tous les jours s’ils en ont envie.
Je ne sais pas comment je vais lui annoncer mes projets mais je prie le ciel pour qu´il accepte sans faire d´histoires. Ce serait un grand soulagement pour moi de savoir que, s´il arrivait quoi que ce soit, il est à côté puisque je n’ai personne d’autre, mis à part quelques amis ici qui sont des amis de longue date de mon conjoint que je risque de perdre après notre séparation. »
« J’appréhende le jour où je devrai lui annoncer que je le quitte parce que j’ai beau lui répéter que je ne veux et ne peux plus continuer comme ça, qu´on devrait envisager de se séparer. Il refuse d´en parler, il n’accepte pas, prend tout à la légère. Il interprète tout à sa façon, il agit en victime, me reproche de lui donner tous les torts. Je ne veux pas de conflit. Ça ne va pas être simple... »
Mais y a-t-il d'autres solutions pour elle, si elle souhaite retravailler pour s'assumer toute seule, sachant qu'elle ne maîtrise peut-être pas assez bien l'allemand pour travailler sur place ? Pour elle, je dirais simplement qu'en tant que socle de sa famille, elle doit prendre soin d'elle car le bien-être de ses enfants dépend d'elle ... Et donc se donner les moyens d'être solide pour eux. Le plus important à mon avis c'est de se créer un réseau amical ou d'activités pour briser cet isolement, en attendant de prendre sa décision. Ne pas se mettre en position de faiblesse.
C'est une des situations des plus compliquées, j'en conviens...et seule, elle peut décider de ce qu'elle souhaite ou se sent capable de faire. Et j'entends son profond dilemme. Et bien sûr que tout humain, aussi parent soit-il, a le devoir de ne pas s'oublier dans ce même quotidien. En tout cas, notre histoire personnelle sera toujours personnelle même si quelques aspects peuvent révéler une sorte d'universalité.
Avant de la quitter, résumant ses propres paroles, je lui dis simplement :
« Je crois que l'essentiel pour l'instant, c'est d'établir un plan d'action pour te sortir d'une situation qui t'empoisonne ta vie quotidienne depuis trop longtemps. Garde ton objectif en tête. Il ne faut pas craindre la solitude que tu auras choisie. Peut-être que tu vas réagir comme moi au paravent et te remettre à respirer à pleine capacité, petit à petit. Ce n’est pas quelque chose de simple, de 'briser' la cellule familiale, et si tu peux minimiser les impacts, surtout pour les enfants, je t'encourage à le faire. Mieux vaut faire une chose à la fois, car leur donner une montagne de stress à gérer en même temps, ce n’est pas mieux pour leur propre santé mentale, ni pour la tienne d'ailleurs. »
Nouvelle écrite par Elvira Fouchet, 2020
Vendanges
J'avais une idée précise de ce que ce serait : mes premières vendanges dans le sud de la France. Beaucoup de travail au grand air, un paysage magnifique, beaucoup de jeunes - et une nourriture merveilleuse. Après tout, la France est connue pour être le pays de la haute cuisine, mais aussi des différentes cuisines régionales. Que ce soit en Normandie, en Bretagne, en Alsace ou en Provence : autant chaque région diffère par son paysage, son climat, sa culture, sa mentalité et parfois sa langue, autant la nourriture est différente.
Mais ce qui m'attendait en Languedoc, un immense vignoble près de Ganges, à une quarantaine de kilomètres de Montpellier, a dépassé toutes mes attentes.
D'un point de vue culinaire, la journée y commence de manière peu spectaculaire : avec un café - noir, bien sûr - et un yaourt, une tartine beurrée, du beurre sur des toasts, ou un pain au chocolat. La plupart du temps, mon amie Leandra et moi, nous sommes assises seules à la table du petit-déjeuner. Les autres se sont tous envolés. La journée commence très tôt.
Mais c'est précisément ce lien étroit avec la nature que l'on ressent très clairement en mangeant. Même si le travail à la campagne ne ressemble pas à un travail de bureau ordinaire avec huit heures par jour et que vous devez parfois travailler à l'extérieur de tôt le matin jusqu'à tard le soir, le temps est pris pour les repas - même à l'heure du déjeuner. Il n'y a pas de fast-food, pas d'en-cas solitaire en position debout, pas de nourriture de cantine cuisinée pour les masses. La devise est la suivante : plus c'est frais et varié, mieux c'est. Et donc nous sommes tous assis ensemble à une table. Tout d'abord, bien sûr, Laure et Alain, le couple qui a repris ce domaine viticole des parents de Laure il y a 20 ans et l'a restauré et modernisé avec beaucoup d'amour (y compris un restaurant, quelques chambres d'hôtes et deux piscines...). Ensuite, il y a les filles de la maison, Juliette et Delphine avec quelques amis français, Christine, une Américaine folle mais très attachante, David, Thomas et Brice, qui passent six mois par an à aider aux vendanges et à la fabrication du raisin, et bien sûr Leandra et moi, "les filles allemandes".
Nous discutons, prenons peut-être un verre de vin et surtout, nous savourons la nourriture. Qu'il s'agisse d'un plat de viande, d'une salade verte fraîche, de tomates, d'une baguette croustillante, de pâté (une pâte à tartiner contenant de la viande, comparable à la saucisse de foie allemande) ou enfin d'un délicieux plateau de fromages et de café.
Chaque fois que l'on évoque le mode de vie du Sud de la France, on entend : "On mange tard, on se couche tard". C'est sans doute vrai. Un dîner qui commence à 21h30 est un peu tard, même pour la France, mais sur le domaine c'est la règle, si ce n'est tout à fait tôt. Surtout en été ou au début de l'automne, au moment de la récolte, il y a beaucoup à faire.
Aujourd'hui, les raisins sont de plus en plus souvent récoltés à la machine. C'est plus efficace car c'est moins cher et plus rapide, nous explique Alain en nous présentant sa fierté, la machine à vendanger. Il l'a acheté il y a deux ans, quand la famille avait de moins en moins de moissonneurs. Ainsi, pendant qu'Alain se rend dans les vignobles avec la machine, nous, mesdames, partons avec des paniers et des cisailles.
Après tout, la machine ne peut pas contenir certains raisins. Il est donc clair que, bien que facilitant le travail, il ne pourra jamais remplacer complètement les vendanges à la main - et nous sommes sur le point de vivre notre première expérience de vendange. Le panier devient rapidement plus plein et plus lourd, nous nous écorchons de plus en plus les mains sur les vignes, et la chaleur nous brûle la peau, malgré la crème solaire et le couvre-chef. Mais au bout d'un certain temps, on s'habitue à l'effort et au temps. C'est amusant, il y a même quelque chose de méditatif là-dedans, et entre-temps nous continuons à grignoter des raisins sucrés.
Lorsque nous revenons au domaine avec la récolte du jour, les raisins sont séparés des rameaux et des feuilles, puis pressés. Il n'est donc pas rare que nous ne puissions nous asseoir à la table du soir que vers 23 heures.
Nous mangeons avec des amis, des connaissances et des parents, et chaque soir la table est un peu différente. Il y a des soirs où nous sommes douze à table et il devient de plus en plus difficile de suivre la conversation, car parfois trois personnes discutent sauvagement en même temps, dans un dialecte plus ou moins fort. Sur les choses du quotidien, la politique, l'amour, la nourriture et surtout la chasse.
Oui, nous sommes entourés de sangliers qui se multiplient à un rythme effréné et ne peuvent pas lâcher les raisins sucrés dans les champs.
Pour moi, qui suis un enfant de la ville depuis toujours, ces descriptions parfois extrêmement graphiques de la chasse et de l'éviscération des animaux ne sont pas toujours amusantes. Jusqu'à ce qu'un soir, un sanglier (pas entier, bien sûr) atterrisse dans mon assiette et que je doive m'avouer qu'il a bon goût.
Même si l'expression "Français mangeurs de grenouilles" est une insulte, il faut dire que les Français sont plus ouverts d'esprit et donc plus variés dans leur cuisine en ce qui concerne les ingrédients et leur combinaison que la plupart des Allemands. Et ce, parce qu'on leur apprend dès leur plus jeune âge à être conscients de la variété des bons aliments et à avoir une préférence pour eux. Je vois donc comment même les enfants de la maison mangent des escargots, des abats ou de la tête de veau avec gourmandise, sans sourciller. Bien que je goûte à tout, il m'arrive de grimacer devant un plat ou un autre, ce qui est commenté par un sourire amusé. On est déjà habitué à cela de la part des aides étrangers.
Malgré ces petites irritations culinaires, le dîner est le point culminant de chaque journée et dure quelques heures. Pour couronner le tout, un plateau de fromages est obligatoire et il n'est pas rare qu'un dessert soit proposé, par exemple une glace faite maison ou une délicieuse soupe de melon.
Pendant mon séjour là-bas, je me demande sans cesse comment ces gens peuvent faire face à une telle abondance de nourriture pendant toute une année. Puis Laure, la femme de la maison, me prend à part et me chuchote : " Ce n'est pas que tu penses que je cuisine à fond toute l'année. En hiver, quand Alain et moi sommes seuls, le temps semble s'arrêter un peu. Ensuite, nous prenons généralement une soupe avec une baguette le soir et nous nous couchons tôt !"
… Jusqu'au printemps, quand le domaine reviendra à la vie.
LA MANGROVE DU PEUPLE OUBLIÉ
Mamoudzou , an 1436 de l’Hégire. Sous le soleil ardent, pas très loin, en bord de mer, l’ombre des palétuviers protège les secrets d'antan. La mangrove, dans ses griffes abrite depuis si longtemps les augustes habitants qu’elle y a ensevelis pour toujours. Personne ne se doute des trésors qui gisent là sous la glaise. Rien ne s'est échappé de l'inextricable enchevêtrement de racines. Les esprits rôdent, on le sent, mais ils restent prisonniers sous la chape du temps, hors du monde, hors de la ville bourdonnante. C’est à peine si l’incessant trafic des barges qui relient Petite Terre et Grande Terre dérange de ses clapots ces espaces hors du temps. Le ronronnement des moteurs y demeure si peu perceptible !
Aux marges de la ville la mangrove se pose comme un îlot de quiétude, ancrant ses racines au pied de l'océan dont elle se joue, dont elle se renouvelle, au rythme des marées, aux caresses des vagues. Elle en apaise le courroux, lui sert de digue. Pourtant, dans son enclos, la salissure des hommes s'amoncelle. Jusqu’à quand pourra-t-elle recueillir leurs immondices, jusqu’à quand saura-t-elle filtrer les poisons qui la colonisent de jours en jours? Jusqu'à quand ses territoires résisteront-ils aux appétits des bulldozers, à celui non moins féroce et concupiscent des promoteurs ?
Vivante la mangrove grouille de ses palpitations, de ses frémissements, de ses défenses. L’esprit des ancêtres et des Moina issa, (les Moina issa sont des esprits qui vivent dans la mangrove et la protège des hommes. L'équivalent de nos petites fées. Il convient de leur porter des offrandes toujours bienvenues) par dessous tout la protège et court dans son labyrinthe. Là à votre approche l’étonnant crabe violoniste sera prêt à ferrailler dur, sa pince dressée tel un glaive, au moindre dérangement. Inextricable mikado de racines, maternant les écloseries de poissons, forêt dense de palétuviers, refuge ultime des oiseaux pêcheurs, des migrateurs en transit, la mangrove résiste. Tout près, le paisible dugong, animal étonnant presque disparu aujourd'hui, partage de temps à autres ces espaces de quiétude. Mais bien davantage, à demeure, caché aux yeux de tous, réside en son giron un peuple que j'ose à peine nommer. Ne te méprends pas sur mon propos. Je n’évoque pas ici ces âmes errantes échouées en situation illégale attirées par les lumières de la ville et ses prétendues richesses. Non que ces âmes ne méritent pas que l’on s’en préoccupe, bien au contraire. Ce que je te révèle est tout autre chose. Sous la mangrove, en son giron, j'ai découvert une cité extraordinaire la plus étrange de toutes la cité d'un peuple sans nom, la cité du peuple oublié. Elle m'est apparue cinq lunes après le grand cyclone.
Bien sûr, au début personne ne voulait croire à mes indications, à ma découverte
extraordinaire. C'est l'histoire véritable du fier peuple oublié que je te révèle. Ce peuple
englouti dans le grondement du volcan, enseveli sous les décombres des cendres. Les maars
de Moya , (Un maar est un cratère ancien formé à la suite d’une explosion due à la rencontre en sous-sol de l’eau et du magma. Ces cratères sont souvent occupés par des lacs (comme le lac de Dziani sur PetiteTerre) ô combien sublimes, témoignent encore de ce passé mouvementé, de l'envergure de
ces trépidations souterraines, de l’ampleur du cataclysme.
Dans l’étude de la Rome antique, ton professeur d’histoire te l’avait appris un jour. Tu ne
peux ignorer ces phénomènes. La puissance, la soudaineté de ces catastrophes. Rappelle-toi ! en Italie, près de Naples : Pompéi. Les corps figés sous les tonnes de cendres tels des statues de marbre. La vie qui s’arrête en instant d’éternité. Ne doute point qu'un incident identique s'est produit un jour dans nos parages. L’Histoire souvent éclaire de son flambeau les faits les plus caractéristiques, mais laisse dans l’ombre les éléments advenus...sans grande pompe, les histoires incertaines, vagabondes, perdues dans la mémoire de l’humanité. Quelquefois, les récits romanesques nous les désignent. Ils aiment ces mondes rejetés dans le silence, ces mondes qui ne se bâtissent pas sur les évidences, mais qui réapparaissent au détour des légendes, au détour des mots, par delà les adorations et les certitudes : L’ Atlantide, le temple de Salomon s’inscrivent dans ces chapitres. Permet que je retienne quelque peu ton attention et te révèle l'histoire d'un peuple étrange, cela ne sera que justice au regard de l'humanité.
Tu as aussi appris à l’école, l’histoire de La Nature en quelque sorte, sa fragilité, ses bouleversements irrémédiables : la montée incontrôlable des eaux liée aux changements climatiques, l’étuve sous le couvercle des nuages, la fréquence et l’amplitude des ouragans,
que désormais personne ne pourra plus nier. Leur amplification, irréversible. Tout ces chaos,
ces fracas insupportables ! Notre île aussi se trouve en danger. Souviens–toi du dernier cyclone ! Ses ravages furent considérables : sous le choc le déracinement des arbres, sous la
herse des rafales, l’éventrement des collines labourées comme par les cornes d’une armée de
cent mille rhinocéros. Le ravalement de la terre, puis l’étouffement des palétuviers dans ces
limons infectes venus des hauts, des montagnes circonvoisines. Bientôt submergée par les
flots une partie de la mangrove ne pouvait plus ralentir l’assaut des vagues. Enfin son déclin
annoncé, sa fracture redoutée. Dans cette brèche le socle de la roche mère laissa entrevoir des galeries d’une profondeur insoupçonnée. C’est là, dans ces effondrements, dans ces
cisaillements, le jour de la grande marée, en suivant le dugong qui me servait pour ainsi dire
de guide, que je vis apparaître pour la première fois, l'immense sépulture du peuple oublié.
Imagine mon saisissement ! À travers le hublot de mon masque fardé de buée, je nageais incrédule au-dessus d’une armée de fidèles prosternés face à ce qui semblait le tombeau d’un vénérable. Progressivement, le lavement quotidien du flux maritime avait mis à nu cette multitude insolite, l’accoutrement de ces dévots, leurs carapaces de samouraïs dont la solidité n’avait jamais été entamée par le temps. Les écailles brillantes de ces armures épousaient intimement la courbure des corps, leurs génuflexions respectueuses. Ils paraissaient au fond de l’eau ainsi que des guerriers-sirènes. Leurs têtes s’ornaient de coiffes inconnues. J’y devinais, sertis, quelques joyaux mêlés à des métaux précieux aux éclats d’or. Les recherches entreprises plus tard par les plongeurs scientifiques du parc marin confirmèrent mes intuitions. J’étais tombé sur les vestiges d’une authentique civilisation. Les experts s’accordent à dire que nos sociétés trouvent en celle-ci leurs fondements. Aujourd’hui les journaux parlent encore de cette merveilleuse trouvaille. À l’époque le cataclysme fut inévitable et les hommes l’acceptèrent semble-t-il avec philosophie, dans un ultime recueillement.
Voici pour toi l'histoire de ce peuple, de cette civilisation engloutie, de sa résurrection. Sous la
chape des cendres, en voici les trésors, les larmes.